12 Septembre 2019

Article de Le Vif, Ann-Sophie Bailly

 

Des années d’enquête, des montagnes de dossiers, des centaines de suspects, quelques repentis et une escorte armée: en “guerre” contre contre la ‘Ndrangheta, la puissante mafia calabraise, le procureur Nicola Gratteri livre en justice une bataille “historique”.

A 62 ans, dont 30 sous protection policière, le célèbre magistrat espère envoyer derrière les barreaux plus de 450 membres présumés de la ‘Ndrangheta, une organisation criminelle qui a bâti sa fortune et sa funeste réputation sur l’extorsion, le blanchiment, les enlèvements, le trafic de drogue, la “vendetta”. “C’est une guerre”, explique Nicola Gratteri dans un entretien à l’AFP à l’issue de la première audience préliminaire vendredi du premier grand procès contre la seule mafia présente sur tous les continents.

“Nous parlons de violence, de mort”, ajoute gravement le procureur en chef de Catanzaro, un fief de la ‘Ndrangheta, où il vit reclus, sous la menace constante des tueurs de la mafia.

Ce procès, “historique” à ses yeux, est le plus important depuis le “Maxiprocesso” contre Cosa Nostra, la mafia sicilienne, en 1986. Après les audiences de pure forme à Rome, les débats se tiendront en Calabre où défileront pas moins de 600 avocats et 200 parties civiles.

“Boss”, intermédiaires ou seconds couteaux, les “‘Ndranghetistes”, au nombre desquels une quarantaine de femmes, ont été arrêtés en décembre 2019 au cours d’une opération qui a mobilisé une armée de carabiniers, policiers et magistrats en Italie mais aussi en Allemagne, en Bulgarie et en Suisse.

Parmi les accusés, une poignée de gros bonnets, des commerçants, un ex parlementaire, des maires, un commandant de police municipale, un colonel des carabiniers…

Les chefs vont de l’usure à l’assassinat, souvent aggravés au titre de l’article 416 bis du code pénal italien sur l’association de malfaiteurs à caractère mafieux.

-‘Inonder l’Europe de cocaïne’ -
Longtemps perçue comme une mafia locale et rurale, moins connue que Cosa Nostra et la Camorra napolitaine, la ‘Ndrangheta, dont l’origine du nom est incertaine (il dériverait du grec et exalterait la valeur et le courage virils) est aujourd’hui l’organisation criminelle la plus puissante d’Italie.
Elle contrôle une partie du trafic international de cocaïne, a des ramifications à New York, en Colombie, au Brésil, prospère dans le BTP, fait main basse sur les fonds européens, les contrats de pompes funèbres en pleine pandémie…

La ‘Ndrangheta, souligne le procureur Gratteri, “est très crainte pour sa férocité, sa cruauté, et en même temps elle est très moderne, elle se tient prête sur tous les marchés à inonder l’Europe de tonnes de cocaïne et avec cet argent, d’acheter ensuite tout ce qui est à vendre”.

Selon la justice italienne, elle compte 20.000 membres dans le monde et génère un chiffre d’affaires annuel de plus de 50 milliards d’euros.

A ce titre, le coup porté paraît rude pour l’organisation, mais sans comparaison avec celui de 1986 à Palerme, selon la criminologue Anna Sergi.

“Lors du maxi procès de Cosa Nostra, ils ont fait tomber les têtes des principales familles, ce n’est pas le cas cette fois. Quelques gros poissons vont être jugés, mais ce n’est pas la même échelle, même s’ils finissaient tous en prison”, indique à l’AFP cette professeure associée à l’université d’Essex.

- L’hydre mafieuse -

Rendue célèbre par les films de genre, la mafia est apparue il y a environ 150 ans en Sicile et s’est depuis implantée dans toute la péninsule italienne. Elle s’est aussi diversifiée, modernisée, sophistiquée.
La lutte antimafia a dans le même temps énormément progressé grâce aux moyens (coopération internationale, fichiers numériques) et techniques (caméras thermiques, drones, cybersurveillance) d’investigation et à l’expertise de magistrats qui, comme Nicola Gratteri, lui sacrifient leur vie.
Sans cependant jamais parvenir à terrasser l’hydre dans un pays où les complicités se retrouvent “à tous les niveaux de l’Etat et de l’administration”, souligne Anna Sergi.
“La mafia n’est pas un corps étranger dans une société bien portante, c’est un miroir de notre fonctionnement (…). L’Italie ne parvient pas à l’admettre, elle en fait un ennemi en oubliant qu’elle [la mafia] fait partie de ce que nous sommes”, explique l’universitaire, en reprenant la formule du juge Giovanni Falcone, assassiné en 1992 sur ordre du parrain Toto Riina.
“En chacun de nous il y a un petit ‘Ndranghetiste!”, glisse d’ailleurs Nicola Gratteri.
Ce procès est le premier du genre depuis le début de l’épidémie de Covid-19 qui a fait plus de 35.000 morts en Italie.
Plus de 220 mafieux (et quelques terroristes) âgés ou de santé fragile ont été extraits de leur cellule et placés en liberté surveillée pour les protéger du nouveau coronavirus. La moitié seulement ont depuis été réincarcérés, selon les chiffres du ministère de la Justice transmis à l’AFP.
Le contrôle du territoire au coeur de la lutte antimafia
“C’est l’Etat ou la mafia”: pour le procureur italien Nicola Gratteri, qui poursuit en justice des centaines de mafieux calabrais, un enjeu de la lutte contre les organisations criminelles en Italie est le contrôle du territoire.

Le magistrat a instruit l’enquête qui a conduit en décembre 2019 à l’arrestation de plus de 450 membres présumés de la ‘Ndrangheta, la puissante mafia calabraise, dont le procès s’est ouvert vendredi à Rome. Dans un entretien à l’AFP, il explique que si le procès doit servir à juger, il a aussi vocation à faire connaître les rouages de la mafia.

En quoi ce procès de la mafia calabraise est-il “historique” selon vos propres mots ?

“C’est une pierre angulaire de la reconnaissance du phénomène mafieux, et par-dessus tout il explique (…) l’actualité, les méthodes, ce qu’est, ce que représente la force de la ‘Ndrangheta (…). C’est une guerre parce que nous parlons de violence, de mort, de contrôle d’un territoire: c’est l’Etat ou la mafia. La ‘Ndrangheta est très crainte pour sa férocité, sa cruauté, et en même temps elle est très moderne, elle se tient prête sur tous les marchés, à inonder l’Europe de tonnes de cocaïne et avec cet argent acheter tout ce qui est en vente (…). C’est la seule mafia présente sur tous les continents. Son chiffre d’affaires est de plus de 50 milliards d’euros par an, l’équivalent des finances d’un Etat européen”.

La ‘Ndrangheta a profité de la pandémie de nouveau coronavirus pour prospérer, notamment grâce à l’usure ou le détournement de fonds publics.

“La ‘Ndrangheta est attentive aux dynamiques, aux changement sociaux et elle est déjà prête à racheter les entreprises en crise, les restaurants, les hôtels, les pizzerias. La ‘Ndrangheta ne reste pas là à regarder, elle pense à tous les profits qu’elle pourrait faire quand ces entreprises ne réussiront pas à redevenir compétitives. Il est évident que les mafias sont présentes où il y a de l’argent et du pouvoir à gérer, et donc quand l’argent et les fonds arriveront, elles essaieront de les intercepter, comme elles essaieront de le faire dans d’autres parties d’Europe (…). En chacun d’entre nous sommeille un petit mafieux, il y a des comportements dans le monde du travail, dans le rapport entre les gens, qui nous induisent à des comportements mafieux (…). En chacun de nous il y a un petit ‘Ndranghetiste!”.

En 1992, les juges antimafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ont été assassinés. Vous n’avez jamais eu la tentation de renoncer?

Falcone et Borsellino étaient deux grands hommes et je ne peux pas me comparer à ces deux géants, moi je fais mon travail, je donne tout ce que j’ai, je connais la ‘Ndrangheta car je suis né en Calabre, mes copains de classe étaient fils de ‘Ndranghetistes, j’en ai arrêté beaucoup, c’étaient des copains de classe, de jeu. J’ai eu des moments difficiles mais je crois de manière viscérale en ce travail, je ne le lâcherais pour rien au monde si ce n’est pour faire quelque chose d’encore plus utile”.